Bass Culture : Quand le Reggae était Roi (Lloyd Bradley – Allia – 2005)

« La musique jamaïcain a enfin le livre qu’elle mérite » : ce sont les propres mots de Prince Buster à propos de l’imposant livre écrit par Lloyd Bradley (600 pages), qui, fait rare, est l’un des rares ouvrages complet et sérieux de langue anglaise sur le reagge à avoir été traduit en français.

Les trois principaux écueils que l’on peut reprocher aux livres traitant du reggae sont généralement les suivants : 1/ trop superficiel, car n’abordant pas la musique comme expression d’un courant social et politique, ce qui est notoirement le cas avec le reggae, 2/ trop didactique, ou à l’inverse trop descriptif, et, en tout état de cause, plus proche du beau livre d’art que du roman, 3/ trop attaché à un style, une époque ou un artiste et n’envisageant pas l’évolution musicale dans toute son amplitude.

Heureusement pour le lecteur, ces trois écueils sont ici évités. Lloyd Bradley est par ailleurs un excellent guide, puisque depuis son adolescence il fréquente les nombreux sound systems de la région de Londres, jusqu’à fonder lui-même son propre sound : le Dark Star System.

L’incroyable originalité de ce livre est d’associer une somme énorme de faits, d’anecdotes et de citations sous la forme romancée d’une odyssée socio-politique des principaux courants musicaux qui ont façonné l’histoire jamaïcaine du XXème siècle. Indispensable, voire essentiel, et je pèse lourdement mes mots.

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Ebony Rythm Band / Cold Heat Vol. 1 (Now Again – 2005)

Voici deux très bonnes rééditions du label Now Again, géré par le célèbre crate-digger Egon, à qui l’on devait déjà en 2001 la terriblissime compilation « Funky 16 Corners » :

  • Ebony Rythm Band – Soul Heart Transplant : groupe peu prolifique (un seul 45 tours édité dans les 70’s…) mais très actif auprès de la majorité des artistes funk du Midwest, pour qui ils assuraient l’essentiel des accompagnements : The Pearls, The Vanguards, The Montiques. Doués d’une créativité prononcée, ils naviguaient entre funk pur jus et psychédélisme rock à la Doors. Ce n’est pas une surprise d’ailleurs s’ils reprennent le « Light my Fire » dans une version hallucinée (près de 9 minutes tout de même !). Si vous voulez entendre ce que peut donner un groupe black qui joue du psyché-funk, alors écoutez leur hit « Drug ain’t cool »…
  • Cold Heat Vol. 1 – Heavy Funk Rarities 1968-1974 : pour une fois, le terme « raretés » n’est pas inapproprié ! Cette compilation créée par Egon himself regroupe sur un CD les titres les plus rares et obscurs édités par Now Again via des vinyles confidentiels. Kashmere Stage Band, Carleen & The Groovers, The Appollo Commanders…le meilleur du funk 70’s en version inédite, alternative, ou instrumentale. Le tout avec un livret exhaustif de 28 pages. Indispensable.

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Femi Kuti – Live At The Shrine (DVD)

Quelle claque…Comme celles qu’on reçoit peu de fois dans sa vie et qui peuvent changer la perception que l’on a du monde.

De Femi Kuti, je savais peu de choses, à part bien entendu qu’il était le fils de son père – Fela Anikulapo Kuti, le Roi de l’Afrobeat et grand défenseur de la cause du peuple nigérian, qu’il avait plus ou moins repris le flambeau, en tout cas qu’il était musicien et qu’il passait sa vie entre les Etats-Unis, l’Afrique et l’Europe.

Quelques albums intéressants, dans la veine musicale développée par son père, mais rien de semblable à la puissance tellurique dégagée par ses prestations au Shrine.

Et puis ce titre « I wanna be free » entendu sur Nova. Refrain accrocheur, mélodie sautillante, discours posé et engagé. Un live au Shrine, le club mythique créé par Fela à Lagos ? Pas vraiment, puisque le Shrine original a laissé place depuis à une des nombreuses églises évangéliques, qui ne cessent de fonder leur développement sur le terreau de la pauvreté, du manque d’éducation et de la violence rampante qui sévissent actuellement au Nigéria. Le nouveau Shrine a été recréé de toute pièces par Femi dans une zone industrielle et accueille depuis 2000 une grande partie de la tribu Kuti ainsi que toute les amis, musiciens, et satellites divers qui gravitent autour de Femi : une nouvelle République de Kalakuta, en somme…

Et enfin ce DVD, qui est en fait la vidéo d’un live de 2004, agrémentée d’interludes documentaires sur la vie au Shrine, son bouillonnement créatif, son organisation démocratique (le choix des chansons d’un album font l’objet d’un vote du public !) et surtout une énergie exceptionnelle. Je suis resté littéralement soufflé par la prestation de Femi lors de cette session quasi ordinaire des Sunday Jump qui peuvent l’amener à jouer près de 5 heures de suite, jusqu’à l’épuisement.

Quelle puissance, quelle force gigantesque déployée par un Femi habité par l’âme créatrice et révolutionnaire de son père ! Certains titres sont de vrais coups de poing sonores et politiques, à l’exemple de « Shotan », qui condense en 6 minutes de réel délire (orchestre en transe, bouteilles et chaises qui volent…) tout l’espoir et la frustration d’un peuple condamné à la pauvreté.

Mais l’énorme surprise vient de la découverte d’un Femi Kuti qui a définitivement dévoué sa vie à la propagation des idéaux défendus par son père. Cette « Positive Force » (nom de son groupe) qu’il prône pour sortir les Africains d’un complexe d’infériorité historique qui contribue à freiner sans cesse leur propre développement. Car, comme l’affirme si justement Femi, comment se prétendre indépendants aujourd’hui, 40 ans après l’indépendance « officielle », alors que l’accès à l’électricité et à l’eau courante reste un luxe et dépendre de l’aide internationale une nécessité ?

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Rock Steady Intensified (WIRL Records – 1968)

Quel bonheur de réécouter ce disque de rocksteady ! Vous ne pouvez pas connaître une joie plus immense que de démarrer une journée sur le rythme d’une batterie héritée du ska et des riffs de guitare empreints de soul 60’s…

Ce disque est remarquable à plus d’un titre.

Tout d’abord, il est sorti sur un label peu connu, mais particulièrement prolifique : WIRL Records. Actif dans les années 60, ce label basé à Kingston a produit plus de 100 albums et compilations, essentiellement de calypso et de rocksteady, avec des artistes aussi improbables que The Hiltonaires, The Mighty Vikings ou Mapletoft Poulle mais aussi d’autres nettement plus célèbres : Don Drummond, The Ethiopians ou Lee Perry.

Ensuite, ce disque regorge de perles qui ont marqué l’age d’or du rocksteady : le « People Funny Boy » d’un Lee Perry déjà bien déjanté et qui se moque ouvertement de Joe Gibbs ou encore le « Joy In The Morning » des Gaylads, à fondre de bonheur.

Enfin, ce disque permet de faire la découverte de titres peu connus mais d’une rare valeur : à ce titre, le « Chain Gang » de Winston Francis est d’une beauté exceptionnelle, racontant la vie des travailleurs à la chaîne en pleine période industrielle. Dans un autre genre, le « Feel The Rythm » du fameux Clancy Eccles irradie par sa facilité à chevaucher un riddim de rocksteady pur et dur.

En résumé, comme le précise les notes du livret, « music like dirt for your money’s worth »…

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Charlie Haden – Liberation Music Orchestra (Impulse! – 1969)

Vous avez sûrement déjà éprouvé ce sentiment de grande solitude lorsque l’un de vos invités, au cours d’une soirée entre amis, vous lance droit dans les yeux que le jazz est bel et bien une musique pour piano bar ou dîner aux chandelles…Que lui répondre ou que lui faire écouter pour lui prouver le contraire ?

Ce disque de Charlie Haden, « Liberation Music Orchestra », qui est tout autant un concept album qu’un manifeste politique déclaré. Né en 1937 dans l’Indiana, Charlie Haden grandit dans une famille de musiciens folk et country. Suite à une polio qui lui paralysa une partie de la gorge et du visage et anéantissa par la même tout espoir de devenir chanteur, il se réfugia dans l’étude de la contrebasse.

Après avoir débuté à 27 ans une carrière prometteuse, il fut très vite repéré par Ornette Coleman qui l’entraîna dans la spirale du free jazz naissant. Recontrant les étoiles du jazz de l’époque (Don Cherry, Archie Shepp, Roswell Rudd), il s’immergea tête la première dans le bouillonnement créatif ambiant en créant son propre groupe, le Liberation Music Orchestra.

Influencé par l’idéologie anti-fasciste de gauche et fasciné par l’héroïsme des parcours du Ché et des libérateurs de la guerre d’Espagne, Haden fait s’entrechoquer dans ses titres des pans de guitare andalouse avec des solos de sax free, des fanfares sud américaines avec les rythmes hâchés d’une batterie désinhibée.

Car la curiosité du trajet peu commun qu’a emprunté Charlie Haden est effectivement de ne faire ressembler sa musique à aucune autre. Même dans l’excès et l’improvisation la plus poussée, le son qui émerge a une couleur si neuve, si originale, qu’il paraît sortir d’un prisme aux innombrables facettes. La nouveauté qu’Haden insuffle dans le jazz de l’époque est prodigieuse. Cela tient notamment au fait que, loin d’être un musicien purement technique, Haden se concentre sur la tonalité et le timbre de la musique plus que sur la virtuosité de tel ou tel enchaînement.

Il fonda dans les années 1980 un programme d’enseignement du jazz à l’Université et continua à jouer et produire en parallèle. A l’occasion de certains concerts, il reconstitue même le Liberation Music Orchestra. Toujours proche de Coleman, ils se retrouvèrent en 200 pour jouer au Bell Atlantic Jazz Festival de New York.

Un dernier conseil pour vos amis sourds aux sirènes du jazz : faites leur écouter les 9 minutes 29 de « Song for Ché » et demandez leur s’ils ont changé d’avis. Effet radical assuré…

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