The Green Arrows – 4 Track Recording Session (Alula Records – 2006)

Ce premier épisode de la série Analog Africa du label Alula Records, sorti en février 2006 aux US et disponible depuis en import, est une bonne surprise. Tout d’abord car il nous permet de découvrir la variété de la production musicale zimbabwéenne des années 70. Mais aussi car le packaging est particulièrement riche, notamment le livret qui en plus de 20 pages, retrace l’histoire musicale contemporaine de ce pays avec une multitude de photos et de couvertures de disque inédites.

Les Green Arrows ont dominé la scène musicale zimbabwéenne durant les années 70. Ils contribuèrent à faire basculer le pays dans la modernité en combinant la tradition musicale à une multitude de sources d’inspiration extérieure. Cette période est en effet caractérisée par une intense expérimentation, mêlant le style mbira traditionnel aux influences sud africaines (mbaqanga) et kenyanes (benga). L’introduction des instruments amplifiés (guitare et basse) et l’ouverture culturelle précédant l’indépendance ont enfin facilité le développement de fusions étonnantes, marquées par l’importation de styles étrangers : funk, soul, pop…

Si, à l’écoute de leurs chansons, le parallèle avec les musiques populaires sud africaines semble si évident, ce n’est pas un hasard. Ainsi, en 1974, le producteur sud africain West Nkozi a convaincu les Green Arrows d’enregistrer un certain nombre de titres qui les rendirent célèbres, dont le premier disque d’or du Zimbabwe : Chipo Chiroorwa. Le disque d’Alula Records regroupe la plupart de ces titres enregistrés entre 1974 et 1978.

Parmi cette production prolifique, deux titres m’ont particulièrement marqué: Towering Inferno et No Delay. Ils se distinguent non seulement par le fait que leur titre est en anglais, mais aussi par une utilisation expérimentale de rythmiques groovy. Ces deux titres ont également une histoire…étonnante : les Green Arrows les ont composés en hommage à Steve Mc Queen et Paul Newman après avoir vu les films Bullit et Towering Inferno (la Tour Infernale) !

Je ne m’avancerai pas autant que les producteurs d’Alula Records en affirmant que cet album est « la pierre angulaire de la musique zimbabwéenne contemporaine », mais il a au moins le mérite d’élargir durablement le spectre de l’amateur de musiques africaines. Et, après tout, des types qui posent en costard rouge sur un bulldozer orange ne peuvent pas être foncièrement mauvais…

  • THE GREEN ARROWS – Towering Inferno
  • THE GREEN ARROWS – No Delay (Bullit)

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Clancy Eccles – Rod Of Correction (Jamaican Gold – 1996)

Nous sommes à Kingston, en 1971. Les élections législatives de 1972 se préparent dans un climat de forte tension sociale et politique. La bataille fait rage entre les deux partis jamaïcains : le Jamaïcan Labour Party (JLP) de Hugh Shearer, Premier Ministre au pouvoir depuis 1967, et le People National Party (PNP) mené par Michael « Joshua » Manley.

Manley tient son surnom d’une grève mémorable qui agita le pays en 1962 et pendant laquelle il déclara devant les bâtiments de la radio JBC : « Ce sont les murs de Jéricho« , assimilant ainsi son image à celle de Josué (Joshua), le prophète de l’Ancien Testament qui détruisit les murs de Jéricho et permit ainsi au peuple juif d’atteindre la contrée de Canaan.

Cette image de libérateur combinée au discours socialiste du PNP étaient des conditions parfaites pour que les rastas et les artistes reggae s’associent à la campagne du charismatique Manley, qui avait anticipé l’impact de la musique sur les élections. L’un des premiers à passer le pas fut Clancy Eccles, le producteur de rock steady.

Lors d’un meeting organisé par le PNP le 16 juin 1971, Clancy Eccles interpréta la fameuse chanson « The Rod Of Correction ». Le titre de la chanson s’inspire d’une anecdote (jamais confirmée…) selon laquelle Manley a reçu une canne sacrée des mains d’Hailé Selassie, lors d’une visite en Ethiopie en 1970. Le succès de ce meeting décida définitivement Manley d’intégrer plusieurs artistes reggae dans une grande tournée intitulée « Bandwagon » : Junior Byles, Derrick Harriot, Bob Marley, Dennis Alcapone…

Ce disque du label Jamaican Gold regroupe plusieurs titres produits par Clancy Eccles entre 1967 et 1983 sur le thème du soutien politique au PNP. Si la qualité est parfois inégale, et si la couverture du disque est assez hideuse (il faut l’avouer), certaines chansons méritent vraiment le détour : la fameuse « Rod of Correction » mais aussi « Revolution » ou encore « Righteous Man ».

En bonus, je vous propose un titre de presque 7 minutes, crédité directement à Michael Manley (!), samplant des pans entiers de ses discours, et intitulé « Power to the People (parts 1 & 2) » : cette chanson a été produite par Eccles en 1971 sur le label Clan Disc.

  • CLANCY ECCLES – Rod Of Correction
  • CLANCY ECCLES – Revolution
  • MICHAEL JOSHUA MANLEY – Power To The People (Parts 1 & 2)

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Doris Duke – I’m A Loser (Canyon – 1970)

Loin des stars de la soul US des 60’s, des bataillons entiers de chanteuses de second rang tentaient de survivre en tant que choristes lors de brèves sessions studio, ou s’essayait plus rarement à un, voire deux albums solo.

Doris Duke faisait partie de ses chanteuses méconnues. Née en Géorgie en 1945, elle débuta sa carrière dans plusieurs groupes de gospel, puis travailla comme choriste à l’Apollo Theater de New York. En 1966, elle a l’occasion de réaliser son premier single « Running Away from Loneliness » pour l’obscur label Hy-Mont. Mais le succès commercial n’est pas au rendez-vous et elle retourne oeuvrer comme choriste.

Jusqu’en 1969, où, grâce à l’ancien producteur du label Atlantic Jerry « Swamp Dog  » Williams Jr., elle peut enfin réaliser son premier album : I’m a Loser. Cet album a une véritable histoire : refusé par une douzaine de labels avant d’atterir sur Canyon en 1970, son premier single (To the Other Woman) arriva malgré tout à se frayer un chemin dans le Top Ten R&B…mais les difficultés financières du label Canyon viendront vite réduire à néant les espoirs commerciaux de Doris…

Malgré deux autres albums en 1975 et 1981, Doris Duke n’égalisa jamais plus le niveau artistique de son premier album. Retirée de la scène depuis 1981, elle laisse ce disque magnifique, mêlant chant gospel et instrumentaux inspirés, alternant batterie funky et violons soul. Du grand art.

  • DORIS DUKE – I Can’t Do Without You
  • DORIS DUKE – Congratulations Baby

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Phonoanomalies For Hi-Fi Bugs

Internet m’étonnera toujours…Ce réseau mondial est l’exemple parfait d’un usage positif de la globalisation : alors que pendant des dizaines d’années, des trésors musicaux sont restés méconnus et reservés à une minorité de chercheurs de vinyls, ils sont maintenant disponibles au plus grand nombre, d’un simple clic, de Los Angeles à Tokyo…

Les compilations Phonoanomalies For Hi-Fi Bugs sont une excellente illustration de ce phénomène. Composée par Keith Lo Bue, un artiste new-yorkais multi facettes, elles regroupent les titres les plus rares, extravagants et inédits de sa collection de vinyls : on y parle d’un festival de zombies sur des rythmes calypso, du cri du cerf, de rumba japonaise, d’une rencontre entre Bach et Batman, d’un sitar déjanté, d’une symphonie d’oiseaux, etc…

Diffusées dans un premier temps sur une mailing list de spécialistes de musiques exotiques, ces compilations circulèrent ensuite via les différents réseaux peer-to-peer. Récemment, elles furent mises en ligne sur le blog de la radio new yorkaise WFMU.

Leur écoute est un vrai plaisir : certains commentaires sur le blog parlent de musiques qui changent une vie ! C’est peut être un peu exagéré, mais en tout cas, ce qui est sûr, c’est que vous n’entendrez jamais ces chansons sur vos stations FM habituelles…C’est un hommage touchant à des musiques et des artistes plongés dans l’oubli par le flux incessant de musiques actuelles. Ce genre de productions me rappelle toujours la citation d’Alan Lomax, grand collectionneur et promoteur des musiques populaires : « Quand le monde entier s’ennuiera de la musique automatisée de clips diffusés en masse, nos descendants nous mépriseront d’avoir liquidé le meilleur de notre culture ».

Les compilations se déclinent en trois volumes d’une trentaine de titres chacun : le volume 1 est disponible ici, le volume 2 ici et le volume 3 . Chaque titre est disponible en téléchargement séparé, mais étant donné que les chansons s’enchaînent, je vous recommande de graver un CD afin de mieux en profiter.

Une petite sélection personnelle pour vous guider :

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Roy Burrowes, Clifford Jordan & Charles Davis – Reggae Au Go Jazz (Studio One – 1999)

Tout inconditionnel des musiques jamaïcaines connaît bien l’impact de Clement Coxsone Dodd sur le ska, le rock steady, le reggae et le dub, grâce aux rythmiques intemporelles créées à Studio One, au 13 Brentford Road. 

Mais ce que l’on sait moins bien, c’est qu’avant de produire et diffuser les standards de la musique jamaïcaine contemporaine à la surface du globe, Coxsone était un passionné de jazz. Ainsi, les premiers disques qu’il importa et joua à Kingston en 1954 lors de son retour des plantations de canne à sucre d’Amérique du Sud étaient des disques de jazz et de rythm & blues. 

Toutefois, sur le millier d’albums et de singles sortis du 13 Brentford Road, Coxsone n’a pu produire que trois disques de jazz : I Cover the Waterfront (Cecil Lloyd), Jazz Jamaica (compilation) et Reggae Au Go Jazz (Roy Burrowes, Clifford Jordan & Charles Davis). 

Ce dernier album occupe une place à part entière dans la longue discographie de Studio One. Tout d’abord en raison de sa date de sortie : 1999 ! On pourrait croire qu’on est bien loin de l’âge d’or du mythique studio de Brentford Road et qu’il s’agit d’un simple coup marketing…En réalité, l’histoire de ce disque est un peu plus compliquée. 

Au cours de l’année 1998, Coxsone a une idée : sélectionner les instrumentaux les plus célèbres de l’époque bénie de Studio One, où Roland Alphonso et Cedric Im Brooks inventaient des titres intemporels sur lesquels Jacky Mittoo, Ernest Ranglin, Count Ossie exprimaient tout leur talent. Une fois ces titres sélectionnés, Coxsone décida d’inviter le trompettiste jamaïcain Roy Burrowes et deux saxophonistes ténor (Clifford Jordan et Charles Davis) à proposer leur interprétation jazz de ces standards. 

Le résultat est déroutant : si, en terme de production, on peut parfois sentir le décalage entre la tonalité des instrumentaux et les parties de cuivres rajoutées par la suite, il est souvent bluffant de constater l’unicité de son qui ressort de ce disque. Les improvisations des invités de Coxsone tombent parfaitement sur des rythmiques datant pour certaines de plus de 30 ans. 

Ce disque est essentiel à double titre : il rappelle tout d’abord l’exceptionnelle ouverture d’esprit et l’incroyable flair musical de Coxsone, y compris sur des terrains où on ne l’attend pas forcément. Il est d’ailleurs étonnant que ce projet soit intervenu quelques années seulement avant la mort de Coxsone, comme s’il anticipait la nécessité de laisser une trace jazz dans sa discographie…Mais ce disque permet surtout de souligner la connexion quasi naturelle qui existe entre le jazz et toutes les musiques jamaïcaines contemporaines.

Espérons que là où existe la souffrance, la nostalgie et l’impression de manque mêlé à de l’espoir, il y aura toujours un Coxsone pour enregistrer les artistes qui l’expriment.

  • REGGAE AU GO JAZZ – Thirty One Thirty Five
  • REGGAE AU GO JAZZ – My Father’s Jazz

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